SF ou fantastique ?

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Damasio : 9. (Ré)inventer les mots

Damasio explore presque toutes les possibilités que lui offrent les mots afin de créer quelque chose de nouveau, afin de faire rejaillir toutes les potentialités oubliées de la langue.

Les calembours 
La nouvelle « Les Hauts© Parleurs© » est saisissante car elle est construite autant à partir d’une critique politique qu’à partir d’un travail sur la langue, et plus particulièrement un ensemble de calembours basés sur le mot : « chat ». C’est ce simple mot, doux et innocent, qui va servir à faire passer une critique sociale de façon détournée, comme nous l’explique ce passage, véritable déclaration politique : « Les figures qu’inventa Spassky, ses trois personnages conceptuels si l’on veut – le Chat, le Pas-Chat et le Non-chat lent – furent présents dès le début dans sa prose. A travers elles, il oppose le chat, force souple, force vive et noble, à son triple contraire lexical et théorique : le Pas-Chat (pacha), citoyen-roi avide d’être amusé, cajolé, mystifié et nourri ; le Non-chat lent (nonchalant), corps avachi de plaisirs biodégradables, privé d’énergie et de vitesse interne, impropre aux ruptures créatrices et à la révolte ; enfin l’A-chat (l’achat), principe de cadrage et de canalisation des désirs qui opère la reterritorialisation de ce qui jaillit ouvert et fuyant en nous. » (p. 27) Comment mieux exprimer l’oppression qu’exerce sur nous le système capitaliste ?
Et les calembours ne s’arrêtent pas là : nous avons également « chat-qu’un », « chat-mailleries », « chat-rogne », « chat-rognard », « Chat rit, va, rit », « pas chat-loupé », « chat-leur »... Damasio s’est manifestement bien amusé dans cette nouvelle !


Les jeux de mots, les mots inventés  
Cette nouvelle va plus loin avec d’autres jeux sur la langue, poussés à un niveau qui rend le texte presque difficile à lire : « sémantiquaires », « motards » (qui emploient des mots), « à-prendre », « les ducations », « lit-C », « cas pitalisme », « fronts-tiers », « Saint-Gulier » (p. 45)... Damasio est lancé : il ne s’arrête plus.
Il y a beaucoup d’autres néologismes dans l’oeuvre de Damasio, et les plus émouvants sont dans La Horde du Contrevent : « babéoles » à la place de « babioles », « il craillait » pour « crier » (p. 204), « l’Hordre » qui désigne à la fois « la Horde » et « l’ordre » - une des plus brillantes créations de l’auteur.


Les mots d’écrivain
Enfin, dans « Les Hauts© Parleurs© », Damasio rend hommage à la langue de Mallarmé : « Ptyx, Nixe, Guivre, Lampadophore, Eployé, Nonchaloir (non-chat-loir)... » (p. 39). Le personnage (l’auteur ?) dit bien l’émotion qui le saisit à la vue de ces mots précieux : « Avec une émotion qui me fit monter les larmes aux yeux » - et le lecteur lui aussi ressent l’intensité de ces termes choisis.


« Les Hybres »
Le titre même de cette nouvelle est un travail sur la langue : ce terme « hybrides » a été abrégé. Et la description de ces êtres – ces fameux hybrides éponymes – peut se voir comme une métaphore des métamorphoses que Damasio opère sur les mots, qui ne sont plus tout-à-fait eux-mêmes ni tout-à-fait différents, à l’image de ces créatures à la fois humaines, animales, mécaniques : « cuisse hydraulique », « pied animal », « C’est une sorte de toucan à bec d’acier, la tête soudée à un radiateur de camion que prolonge une rangée de plumes » (p. 211), « Un guéridon de fonte à quatre pieds – deux de style Empire et deux autres d’enfant » (p. 212). L’auteur semble se complaire dans la description de monstres tous plus effrayants les uns que les autres : « Il y a beaucoup de mutations sauvages aussi : des torses où le nez remplace le nombril, des monstruosités de poisson et de valves, de hanches et d’écrous, drapées dans des jupes de fonte, des avatars à peine viables d’engrenages, de tuyaux et de mains, des concrétions d’acier et d’organes encore chauds, des bustes aux seins proliférants où les tétons sont des ampoules, et une mâchoire de crocodile aux dents de faïence qui agite en grelots des crânes d’enfants qui tintent » (p. 213). Cela devient un récit d’épouvante...

Damasio revisite ici le mythe de la chimère, ce monstre composé de trois animaux, tout en plaçant la barre plus haut avec l’introduction d’éléments humains, animaux et mécaniques. On n’est pas loin du « mécanhumanimal » d’Enki Bilal, avec ces corps torturés et qui se situent dans un entre-deux – ou plutôt un entre-trois.


Les mots déformés
Enfin, au-delà des jeux sur les mots, Damasio se contente souvent de simplement déformer, de couper des mots déjà existants. Il y en a beaucoup dans la nouvelle « C@PTCH@ », et souvent mis dans la bouche d’un enfant : « vatar (avatar), démat’, démate, dématé (dématérialiser), veuglé (aveuglé) » (p. 109). C’est une bonne imitation de la langue orale, surtout celle des enfants, mais chez Damasio cela prend une autre ampleur, plus dramatique : les mots sont coupés, aspirés, privés d’une partie de leur identité tout comme les personnages de cette nouvelle, qui sont aspirés dans le système informatique qui les numérise intégralement, les dématérialise, et en fait des logiciels, des avatars de personnages de jeux, ou juste des pixels sans vie. Cette fois, c’est à la société du tout numérique que Damasio s’en prend : son côté irréel, sa dictature du virtuel aux dépends d’une vie de chair, d’une vie authentique et complexe, où les liens avec autrui sont encore basés sur la chaleur humaine. 


Création : 09/10/2015

 

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