Cette conférence, à laquelle je n'ai malheureusement pas pu assister, évoque toutes sortes de « monstres » relevant aussi bien du fantastique (loups-garous, vampires) que de la science-fiction (androïdes, transhumanisme), aussi bien de l'imaginaire que de la réalité (personnes lourdement handicapées, personnes moralement monstrueuses). Il y en avait donc pour tous les goûts, pour tous les types de réflexion, pour toutes les catégories d'inquiétudes. Et pourtant, de nombreux, de très nombreux dénominateurs communs, dans cette conférence bouleversante et extrêmement instructive au cours de laquelle j'ai eu l'impression de redécouvrir ces créatures fantastiques que je croyais pourtant bien connaître : les loups-garous, les vampires, les humanoïdes.
Car ce qu'ils ont en commun, la
« monstruosité », c'est justement ce qu'il faut
questionner, c'est là que se situe un des nœuds constitutifs de ces
mythes.
La monstruosité, c'est la différence,
c'est ce qui est différent de nous.
On s'est chacun senti, un jour ou
l'autre, différent des autres au sein de la société ou la
famille : comment faire, comment évoluer, quand on est
profondément, intrinsèquement, au cœur de sa nature profonde,
différent.
Cette conférence aborde de
l'hybridation humaine et animale avec le Minotaure et le loup-garou,
le mélange de peur-fascination-répulsion, la part d'ombre que
chacun a en lui. Le monstre, c'est à la fois nous-même et autrui.
C'est autrui, c'est aussi nous qui rejetons autrui. C'est celui qui
évolue trop vite, volontairement. C'est celui qui évolue trop vite,
involontairement. C'est celui qui refuse d'évoluer, comme dans « Je
suis une légende » où Neville devient le monstre car c'est le
seul qui reste un être humain.
Beaucoup d'autres aspects et
implications de la monstruosité sont abordés dans cette conférence
d'une richesse incroyable. Vous pouvez la réécouter via ce lien surActusf (un immense merci aux organisateurs de l'avoir enregistrée
!), et j'ai tenté d'en retranscrire la substantifique moelle :
Création : 17/09/18
MàJ : 06/11/2018
"Anthologie du monstre, le Loup-Garou de
Barbara Sadoul qui a fait sa thèse de doctorat à partir des Weird
Tales sur les loups-garous.
Voir aussi le catalogue de Librio.
La différence, c'est ce qui est
différent de nous. On s'est chacun senti différent des autres au
sein de la société ou la famille. Être monstrueux. Insomnie, camp
de rééducation, thérapie. Profondément, intrinsèquement, au cœur
de sa nature profonde, il est différent et monstrueux. Comment il va
prendre en compte, comment il va évoluer après cette prise de
conscience.
« Jour de gloire » :
thème du Minotaure, point de vue d'une créature hybride monstrueuse
mi-humaine mi-animale, l'instinct, la créature-animal, on éprouve
peur et fascination, on est toujours le monstre de quelqu'un, on est
un monstre, chacun a une part sombre de soi-même, une certaine
monstruosité, on aime bien regarder des monstres encore plus durs
que nous, c'est ça qui fascine aussi, ça peut être l'ethnie ou la
couleur de peau, quelqu'un de monstrueux par rapport à soi-même. On
a besoin d'avoir des peurs pour se sentir plus normal et refouler au
fond de soi-même la part de monstruosité que nous avons tous à
l'intérieur de nous.
Les monstres et la manière dont on les
perçoit évoluent : dans « Je suis une légende »,
c'est Neville qui devient un monstre parce qu'il est le seul à
rester un être humain. La normalité, c'est d'être devenu un
vampire. Neville en restant l'être humain est le seul. La normalité
c'est celle du plus grand nombre, en l'occurrence les vampires.
Finalement Neville est devenu un monstre car il est le seul à
n'avoir pas changé.
« Journal d'un monstre » :
on est dans la tête du personnage, avec beaucoup d'émotions car
c'est un enfant qui vit dans une cave. Il ressent les émotions de
ses parents. L'auteur joue sur l'ambiguïté du monstre pour envoyer
la monstruosité aux gens qui sont en face, qui se pensent normaux.
Le monstre sert à définir la normalité, c'est un repoussoir,
pourquoi est-on normal ? Réponse par la négative : parce
qu'on est pas monstrueux, on n'est pas le monstre, et là où ça
devient intéressant c'est que le monstre peut aussi challenger la
normalité, la remettre en question, notamment quand on renverse la
perspective et qu'on se met du côté du monstre. Pour Frankenstein,
quand on voit les réactions des humains normaux face à cette
créature hybride, parfois ces réactions ne sont pas vraiment
humaines ni accueillantes, elles sont assez monstrueuse d'un point de
vue moral.
Hybridité : tradition de
lycanthropie dans des états comme Washington. Les vampires et les
loups-garous sont euro-américains ; il y a aussi une tradition
américano-indienne, mais ils écrivent très peu là-dessus, ils
utilisent nos mythes pour les retourner contre nous, le monstre c'est
l'autre mais après c'est nous qui sommes hybrides.
Comment définir et organiser ces
monstres ? Ils sont à la fois des monstres qu'on connait et des
monstres différents, par exemple des lycanthropes nord-américains.
Quand on fait une anthologie ou un dictionnaire, on doit les définir.
Comment peut-on parler de cette hybridité, montrer les différentes
facettes du monstre, faire découvrir toute une palette au public qui
ne connaît que des films basiques, parler de la définition même du
monstre ? Attention, l'autre en face peut être boîteux, moche
ou extrêmement séduisant. On regarde d'une autre manière la
personne qui est en face de toi, ne la considère pas tout de suite
comme un monstre parce que d'un seul coup la peur s'installe et le
rejet, on peut essayer de le tuer ou de l'écarter. Le but des
écrivains est d'éviter ça, de faire prendre conscience aux gens.
« Wonder » :
l'histoire d'un petit garçon défiguré. C'est son premier jour à
l'école, il peut paraître monstrueux aux yeux de la normalité par
sa difformité faciale. Il est obligé d'aller à l'école avec un
casque de moto, mais le choix du titre du livre est très
révélateur : on passe assez facilement du monstre à la
merveille, ce sont des mêmes choses, uniques, différentes, qui sont
en dehors de la normalité, et finalement c'est le regard des autres
qui va qualifier cette différence de monstrueuse ou de merveilleuse.
Une expérience vécue : ce sont
des enfants très lourdement handicapés moteux qui ont posé les
questions les plus intéressantes sur le thème de la monstruosité.
L'intervenant était en face de 12 têtes intelligentes enfermées
dans 12 putain de corps. Il avait devant lui un étalage de
monstres ? et en fait non d'esprits absolument brillants ;
ils étaient dans un institut médicalisé très fortement
informatisé où ces enfants s'occupaient de tout l'aspect
informatique.
Avec les enfants, leur demander de
choisir le monstre qu'ils veulent être : c'est une belle
auto-critique d'eux-mêmes. Certains vont exagérer le côté
physique, d'autres vont se doter de super-pouvoirs, c'est très
révélateur de leur personnalité, les profs en apprennent beaucoup.
On peut aussi leur demander d'inventer un monstre ou un ami, humain
ou non. C'est une invitation à la tolérance, c'est l'image que les
monstres projettent vers les gens qui façonne leur nature de
monstre. Une nature animale, prédatrice, qui renvoie au chaos
primordial. L'hybridation, c'est la nature même du monstre, c'est
son image renvoyée dans le regard d'autrui.
Ne pas oublier les monstres séduisants,
les vampires et les loups-garous décrits comme beaux. La beauté
peut être une partie de la métamorphose après la morsure ou la
griffure : le personnage va se sentir bien dans son corps et va
se transformer peu à peu. La monstruosité dans ce cas est de
l'ordre moral interne, c'est la malédiction de certains garous pour
l'hybridation. Ça peut ne pas être une malédiction, comme dans
« L'heure du loup » où le personnage va être capable de
mettre ses dons de lycanthrope au service de personnes pour les
sauver ; il peut ne transformer que sa main ou son bras. C'est
le thème de la perte de la main chez les garous. Dans ce roman il en
fait une force, une force hybride.
Il y a aussi le côté hybride et
monstrueux, humain et animal, chez la fée Mélusine qui est une fée
incognito. Elle se transforme toutes les semaines, séduit les
hommes, lesquels ne doivent jamais la voir sous sa véritable forme.
C'est de l'hybridation entre le monstrueux et le merveilleux, à la
fois humaine et animale ; séduction et répulsion en même
temps, c'est cela qui est fascinant dans le monstre, qu'on retrouve
dans toutes les incarnations du monstre.
Les monstres fabriqués sont
intéressants aussi. Il y a les chimères.
C'est comme les tout débuts de la
chirurgie esthétique avec des ratés. Les tatouages sont-ils une
monstruosité ? Quand on se tatoue, souhaite-t-on que les autres
nous voient comme quelqu'un de monstrueux ? Souhaite-t-on que le
regard des autres sur soi-même change ? Même problématique
pour la chirurgie esthétique : se casser le nez, se faire
implanter des cornes, ce sont des performances chez certains artistes
qui essaient de repousser les limites de ce qu'on considère comme
humain ou monstrueux. Un corps transformé, métamorphosé, que
certains peuvent considérer comme monstrueux mais que l'artiste
estime esthétique et beau.
La monstruosité et l'hybridité
soulèvent aussi la question du choix. Elles sont vues comme une
malédiction, une mutation, une découverte de soi ; on essaie
de rééduquer son corps pour enlever cette mutation. C'est la peau,
c'est charnel, c'est très physique ; il y a le sang, la peau,
la chair. L'hybridation, c'est la métamorphose du corps, de la
chair ; c'est la question de l'identité, la question du choix,
de la découverte. Si on choisit de devenir différent, monstrueux,
est-ce qu'on décide qui on est ? L'identité avec laquelle on
nait ? Quelle est la marge de manœuvre pour définir son
existence ? et le monstre est un paroxysme, il pose cette
question avec extrêmement d'urgence : est-ce que le monstre
nait monstre et restera monstre toute sa vie sans pouvoir changer, ou
est-ce que par des choix existentiels il peut décider de ne plus
être monstre, de devenir normal, ou au contraire d'assumer sa
monstruosité et de la développer d'une manière ou d'une autre ?
est-ce que c'est une naissance ou existentiel ?
On a les créatures qui ne sont plus
exactement humaines, qui aimeraient bien devenir monstrueuses, qui ne
le sont pas : c'est l'humain qui veut devenir un vampire, on ne
sais pas trop pourquoi. Pour être plus puissant ? C'est comme
les réplicants de « Blade Runner » qui sont considérés
comme des monstres et qui n'aspirent qu'à une chose, c'est de
devenir humain et normal.
Dans la vie de tous les jours, ceux qui
sont considérés comme des monstres à cause d'une infirmité, une
beauté non canonique, essaient d'être normaux ; mais la
société n'avance qu'à la marge, c'est toujours les particularités
qui font que ça avance, au début ça heurte, et puis il y a
l'acceptation, et finalement le cercle de la société s'agrandit
comme ça. « Animalité » de Whitley Strieber :
l'hybridation est un phénomène transitoire vers le loup-garou. Le
personnage va dans un zoo et croise le regard d'un loup, il va rêver
de loup, avoir un loup dans le ventre, fusionner avec lui ; il
va se transformer en loup. C'est fort embêtant pour sa femme et son
fils, même s'il peut répondre encore aux questions en tapant deux
coups avec la patte. Il va accepter finalement cette métamorphose en
rencontrant des Indiens et en allant au Canada, et mettre son
intelligence humaine au service des loups pour que les loups puissent
continuer à subsister. Si un moment il devient un loup-garou et a
des pulsions effrayantes, il va digérer ça et fusionner avec
l'animal pour être à la tête du clan des loups. Peut-être que sa
femme et son fils le suivront. Métamorphose et questionnement sur
l'identité : souvent ça passe par des cauchemars chez les
loups-garous où ils rêvent de ce qu'ils ont vécu ; ou bien
ils ne s'en rappellent pas : perte d'identité. C'est une
malédiction ou une seconde naissance qui peut aller vers le
surhomme. Il n'y a plus forcément cette notion de meurtrier
sadique : c'est une espèce supérieure à la nôtre, une
transition.
Les freaks show, elephant man, la femme
à barbe, le Lilliputien : la société corrige aussi les becs
de lièvre, les pieds bot. Les enfants n'ont plus à subir les
moqueries à cause des difformités.
Transformation et évolution humaine :
exemple des X-Men. Est-ce que c'est une nouvelle espèce ?
est-ce qu'ils sont encore humains, ou surhumains ?
linguistiquement aussi, c'est intéressant. Un humain différent,
c'est plus qu'un humain. Avec les mutants, on passe d'un monstre
individuel à l'évolution de toute une espèce. Le monstre en tant
qu'espèce est une diversion évolutionniste d'une espèce.
Aujourd'hui ce serait le transhumanisme : les scientifiques qui
pensent pouvoir repousser par la technologie les limites de l'être
humain jusqu'à un point où ce ne serait plus un être humain.
Ce ne serait plus l'homo sapiens, ce
serait autre chose, par exemple en allongeant la durée de vie avec
les télomères dans les chromosomes, et par des prothèses
technologiques de plus en plus poussée. Peut-être que la question
de la monstruosité va se poser à nous différemment bientôt avec
le transhumanisme. Pour l'instant c'est un phénomène émergent,
mais qui va prendre de plus en plus d'ampleur et qui va devenir un
vrai débat de société. Par rapport au transhumanisme, il y a
peut-être une question de choix qu'on ne retrouve pas dans les
X-Men, un questionnement sur pourquoi moi, pourquoi c'est sur moi que
ça tombe ? pour le loup-garou, une fois qu'on est mordu, il
faut faire avec, ce n'est plus vraiment un choix.
Il y a une évolution sur le monstre :
on pouvait considérer il y a quelques années que l'homme de
Néandertal était une sorte de monstre, un être fruste ; puis
on commence à s'apercevoir qu'on a 20 ou 30 % de gènes en commun
avec lui. Ils sont en nous d'un seul coup, on les regarde
différemment. On évolue aussi par rapport à eux : avant les
monstres n'avaient que des rôles de méchant, de tueur ;
maintenant on les considère autrement, comme une espèce un peu à
part mais qui peut amener à l'humanité. Au 19e siècle on parle du
monstre à la troisième personne : Dracula n'a pas la parole,
c'est des lettres, des journaux intimes. Ça le rend encore plus
monstrueux et plus éloigné de nous. Et dans Anne Rice, c'est de
l'entretien : on va avoir toutes les pensées du personnage.
C'est vraiment elle qui a révolutionné ça. Ça a influencé
d'autres monstres que les vampires, d'autres auteurs : si on est
dans leurs pensées, on arrive à comprendre qui ils sont, on peut
même s'identifier à eux. Certains aspects comme leurs craintes sont
exacerbés et sont humains : leur désir de continuer à avoir
un compagnon, est-ce que c'est possible ? comment vivre avec ses
différences.
Même problématique avec les robots,
l'intelligence artificielle, les émotions des robots, les super
robots que l'espèce humaine va vouloir plier à sa volonté par
exemple sexuelle. Les robots ne sont que l'image de nous-même. Le
robot va être programmé, va peut-être dévier par rapport à sa
programmation, ou certains humains mal intentionnés font un
programme qui va inciter un robot à faire n'importe quoi. Les robots
ne vont évoluer que lorsque leur intelligence sera supérieur à la
nôtre, ce qui risque d'arriver bientôt, et ils vont entrer dans une
phase d'auto-apprentissage, voir comment nous on réagit, et
peut-être eux réagir différemment.
Des expériences ont été réalisées :
on a mis des gens face à des robots plus ou moins humains. Quand le
robot ressemble à une mécanique, il n'y a pas de problème, les
gens réagissent comme face à un objet, il n'y a pas de problème
émotionnel. En revanche, quand le degré de ressemblance s'approche
de l'humain, là, le malaise grandit. C'est mesuré à travers le
rythme cardiaque, la tension et des questionnaires. Aujourd'hui on
n'a pas encore réussi à créer des androides qui soient la réplique
totale de l'être humain. Plus on tend vers une ressemblance de
l'humain, plus notre degré d'inconfort grandit. La monstruosité est
peut-être là aussi : c'est dans la proximité de quelque chose
qui semble humain mais qui ne l'est pas complètement. Si c'est
complètement différent de nous, on a pas une réaction aussi
instinctive, aussi epidermique. Mais les robots vont nous ressembler
de plus en plus physiquement, ils vont nous être supérieurs de plus
en plus, c'est là que le malaise s'installe.
« Terminator »
Et si ces technologies pouvaient servir
à créer des vampires et les loups-garous comme dans « Jurassic
Park » avec les dinosaures ? L'espèce humaine adore créer
des choses abominables comme l'armement. Si on peut créer ça, ça
fera partie de l'armée. Peut-être que ces créatures monstrueuses
seront les seules à pouvoir aller dans l'espace, dans un vaisseau en
tant que pilotes, alors que les humains deviendraient complètement
fous.
Il y a un roman où le monde n'est plus
habité que par des robots. Dracula arrive sur une planète et il est
le seul à avoir encore des caractéristiques humaines, à avoir un
corps et à avoir besoin de se nourrir de quelque chose de charnel ;
c'est le seul à avoir encore une apparence humaine et une
personnalité. Du coup, est-il encore le monstre ?
Le monstre, c'est le monstre de
quelqu'un d'autre : chaque société crée ses propres monstres.
Pour notre société, dans 200 ou 300 ans ce sera qui notre monstre à
nous ? Réponse : les humains. On parlera de notre époque
comme de celle où on tuait les êtres humains et où on mangeait des
animaux. Sinon Internet peut apparaître comme monstrueux car dans le
virtuel, des humains aussi peuvent devenir monstrueux, les
affrontements anonymes extrêmement violents."
MàJ : 06/11/2018
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