Les calembours
La nouvelle « Les Hauts© Parleurs© » est saisissante car elle
est construite autant à partir d’une critique politique qu’à
partir d’un travail sur la langue, et plus particulièrement un
ensemble de calembours basés sur le mot : « chat ».
C’est ce simple mot, doux et innocent, qui va servir à faire
passer une critique sociale de façon détournée, comme nous
l’explique ce passage, véritable déclaration politique :
« Les figures qu’inventa Spassky, ses trois personnages
conceptuels si l’on veut – le Chat, le Pas-Chat et le Non-chat
lent – furent présents dès le début dans sa prose. A travers
elles, il oppose le chat, force souple, force vive et noble, à son
triple contraire lexical et théorique : le Pas-Chat (pacha),
citoyen-roi avide d’être amusé, cajolé, mystifié et nourri ;
le Non-chat lent (nonchalant), corps avachi de plaisirs
biodégradables, privé d’énergie et de vitesse interne, impropre
aux ruptures créatrices et à la révolte ; enfin l’A-chat
(l’achat), principe de cadrage et de canalisation des désirs qui
opère la reterritorialisation de ce qui jaillit ouvert et fuyant en
nous. » (p. 27) Comment mieux exprimer l’oppression qu’exerce
sur nous le système capitaliste ?
Les
jeux de mots, les mots inventés
Et les calembours ne s’arrêtent pas là : nous avons
également « chat-qu’un », « chat-mailleries »,
« chat-rogne », « chat-rognard », « Chat
rit, va, rit », « pas chat-loupé »,
« chat-leur »... Damasio s’est manifestement bien amusé
dans cette nouvelle !
Cette nouvelle va plus loin avec d’autres jeux sur la langue,
poussés à un niveau qui rend le texte presque difficile à lire :
« sémantiquaires », « motards » (qui
emploient des mots), « à-prendre », « les
ducations », « lit-C », « cas pitalisme »,
« fronts-tiers », « Saint-Gulier » (p. 45)...
Damasio est lancé : il ne s’arrête plus.
Les
mots d’écrivain
« Les
Hybres »
Les
mots déformés
Il y a beaucoup
d’autres néologismes dans l’oeuvre de Damasio, et les plus
émouvants sont dans La Horde du Contrevent : « babéoles »
à la place de « babioles », « il craillait »
pour « crier » (p. 204), « l’Hordre » qui
désigne à la fois « la Horde » et « l’ordre »
- une des plus brillantes créations de l’auteur.
Enfin, dans « Les Hauts© Parleurs© », Damasio rend hommage à la
langue de Mallarmé : « Ptyx, Nixe, Guivre, Lampadophore,
Eployé, Nonchaloir (non-chat-loir)... » (p. 39). Le personnage
(l’auteur ?) dit bien l’émotion qui le saisit à la vue de
ces mots précieux : « Avec une émotion qui me fit monter
les larmes aux yeux » - et le lecteur lui aussi ressent
l’intensité de ces termes choisis.
Le titre même de cette nouvelle est un travail sur la langue :
ce terme « hybrides » a été abrégé. Et la description
de ces êtres – ces fameux hybrides éponymes – peut se voir
comme une métaphore des métamorphoses que Damasio opère sur les
mots, qui ne sont plus tout-à-fait eux-mêmes ni tout-à-fait
différents, à l’image de ces créatures à la fois humaines,
animales, mécaniques : « cuisse hydraulique »,
« pied animal », « C’est une sorte de toucan à
bec d’acier, la tête soudée à un radiateur de camion que
prolonge une rangée de plumes » (p. 211), « Un guéridon
de fonte à quatre pieds – deux de style Empire et deux autres
d’enfant » (p. 212). L’auteur semble se complaire dans la
description de monstres tous plus effrayants les uns que les autres :
« Il y a beaucoup de mutations sauvages aussi : des torses
où le nez remplace le nombril, des monstruosités de poisson et de
valves, de hanches et d’écrous, drapées dans des jupes de fonte,
des avatars à peine viables d’engrenages, de tuyaux et de mains,
des concrétions d’acier et d’organes encore chauds, des bustes
aux seins proliférants où les tétons sont des ampoules, et une
mâchoire de crocodile aux dents de faïence qui agite en grelots des
crânes d’enfants qui tintent » (p. 213). Cela devient un
récit d’épouvante...
Damasio revisite ici le mythe de la chimère, ce monstre composé de
trois animaux, tout en plaçant la barre plus haut avec
l’introduction d’éléments humains, animaux et mécaniques. On
n’est pas loin du « mécanhumanimal » d’Enki Bilal,
avec ces corps torturés et qui se situent dans un entre-deux – ou
plutôt un entre-trois.
Enfin, au-delà des
jeux sur les mots, Damasio se contente souvent de simplement
déformer, de couper des mots déjà existants. Il y en a beaucoup
dans la nouvelle « C@PTCH@ », et souvent mis dans la
bouche d’un enfant : « vatar (avatar), démat’,
démate, dématé (dématérialiser), veuglé (aveuglé) » (p.
109). C’est une bonne imitation de la langue orale, surtout celle
des enfants, mais chez Damasio cela prend une autre ampleur, plus
dramatique : les mots sont coupés, aspirés, privés d’une
partie de leur identité tout comme les personnages de cette
nouvelle, qui sont aspirés dans le système informatique qui les
numérise intégralement, les dématérialise, et en fait des
logiciels, des avatars de personnages de jeux, ou juste des pixels
sans vie. Cette fois, c’est à la société du tout numérique que
Damasio s’en prend : son côté irréel, sa dictature du
virtuel aux dépends d’une vie de chair, d’une vie authentique et
complexe, où les liens avec autrui sont encore basés sur la chaleur
humaine.
Création : 09/10/2015
Création : 09/10/2015
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