La Zone du
Dehors, sous une apparence de démocratie faite pour rendre les
citoyens heureux, cache des tensions avivées par la concurrence
informulée à laquelle les gens sont invités à se livrer pour
grimper l’échelle sociale symbolisée par les noms. Et comme dans
toute critique qui se respecte, Damasio mêle le politique,
l’économique, le social : la lutte est lancée contre le
pouvoir, contre les riches et leur classe. Ce sont dans les quartiers
riches que les actions militantes les plus spectaculaires sont menées
– et c’est une petite fille riche qui est blessée dans un
attentat censé être sans victime, d’où la question qui se pose
dans toute son horreur aux militants : où s’arrêter dans les
actions ? Jusqu’à quel degré de violence est-on prêt à
aller pour se faire entendre ?
L’autre
opposition du roman, quoique moins sensible, se situe entre les
générations : les plus âgés estiment qu’ils ont de la
chance de vivre dans ce paradis extra-terrestre social et économique
si différent de ce qu’ils ont connu sur Terre – rendez-vous
compte, seulement 4 heures de travail par jour ! – et que les
jeunes devraient se montrer reconnaissants au lieu d’y trouver à
redire. La fameuse formule « c’était mieux avant » est
ici malicieusement retournée par Damasio ! Cependant, Captp,
héros de l’histoire, et ses amis n’ont pas connu les dernières
heures sinistres de la Terre, et ils ne s’en laissent pas conter :
ils sont conscients au plus haut point de l’oppression insidieuse
que ce système exerce sur leur vie, leurs désirs, leur volonté,
leur potentiel, et ils ne la supportent pas, ils veulent s’en
libérer, ils veulent libérer la société toute entière, ils
veulent lui rendre son libre-arbitre, loin du contrôle social imposé
par les politiques. Cette oeuvre est un cri, une exigence de liberté,
de réappropriation de soi.
Golgoth,
entre père et frère
Golgoth, dans La
Horde du Contrevent, est un personnage difficile à cerner :
puant et vulgaire, l’auteur en a fait volontairement quelqu’un de
détestable. Pourtant, la fin du roman nous donne des clefs de
compréhension : il a lui aussi des fêlures, liées à sa
famille, et surtout à son frère et son père. Son père est décrit
comme un tyran qui a obligé son fils (le frère de Golgoth) à se
confronter à une forme violente du vent alors qu’il n’était pas
prêt, ce qui a causé sa mort. Golgoth, attaché à son frère et
traumatisé par sa mort, voue depuis une haine quasi mortelle à son
père. Malgré le côté très sombre de cette tragédie familiale,
on ne peut s’empêcher d’être ému par les sentiments violents
qui ont secoué Golgoth face à la mort du frère aimé et face à la
culpabilité du père qui va dès lors représenter pour lui la haine
absolue, à la hauteur de l’amour fraternel. La confrontation du
fils et du père est révélatrice de la violence des émotions que
Golgoth ressent encore des années après le drame : « Son
père, surpris, tente de se retirer. C’est déjà trop tard. Il y a
un bruit d’os. Un son net de fracture. Puis un autre. Crac. Un
autre. Le silence. Un autre. Sec. Mat. Atroce. Phalange après
phalange. Tarse par tarse. » (p. 204) ; « Il serrait
de toute sa puissance d’une vie à attendre ce moment » (p.
203). Golgoth en perd ses capacités d’expression, ses moyens de
communiquer : « Golgoth n’avait plus de voix, plus de
glotte. » (p. 204) ; « Mais Golgoth n’avait plus
de tympans depuis longtemps, et plus de langue. » (p. 203).
Pour lui, rien n’est oublié, rien n’est pardonné.
La
34e
Horde face aux autres
La Horde n’est
pas unique : c’est la 34e. La question se pose
alors de ses relations avec les autres Hordes, notamment celle qui
précède – et celle qui pourrait suivre.
La rivalité entre
les hordes est clairement exprimée : « Si
nous passons ce pilier, nous deviendrons la horde la plus en amont de
toute l’histoire des hordes » (p. 160). La horde qui
précède, ce sont les valeureux aventuriers que l’on cherche à
dépasser, ce sont aussi les parents. Il s’agit là d’une double
ambition, et d’une situation toute psychanalytique. Faut-il imiter
ses parents – et renoncer à un projet impossible et suicidaire, se
poser, goûter la douceur d’un foyer ? Faut-il au contraire
dépasser les réussites – et les échecs – des autres, se
dépasser soi-même, en renonçant à tout le reste, en renonçant à
sa propre vie, la vie normale et agréable qu’on pourrait avoir ?
Faut-il poursuivre ses propres objectifs ou faire à tout prix mieux
que les autres ? C’est le dilemme face auquel les parents de
Sov le mettent : « Peur de désobéir à l’Hordre ?
peur de renoncer à ton existence programmée de contreur de vent ?
peur de devenir toi, et pas qu’une fonction ? » (p.
208).
Golgoth, chef
tyrannique et torturé, se montre clair face à l’idée de faire
des enfants : ce ne pourrait être que dans le but de créer une
nouvelle horde, or c’est inutile puisque la sienne atteindra
forcément l’objectif ultime et terminera ainsi l’entreprise
commencée des générations avant. Pour lui, les désirs de
parentalité de ses compagnons hordiers ne sont qu’un manque de
confiance envers la Horde – envers sa horde, et il a beaucoup de
mal à l’accepter.
Création : 02/10/2015
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